mercredi 12 août 2009

Résumé de ma thèse sur Henri Lopes

PERTINENCE ET JUSTIFICATION DU SUJET

Dans le cadre de cette recherche, notre sujet de réflexion porte sur : Narration et création littéraire dans la production romanesque d’Henri Lopes. Si l’on considère que la création romanesque est contenue dans l’écriture, alors la narration constitue un champ d’investigation par excellence. C’est le lieu de prédilection où l’écriture et le style d’un auteur se mettent en place, se manifestent et se forgent. Cette étude sera consacrée à la narration comme procédé d’identisation, dans la création romanesque. Elle se veut surtout descriptive du processus de la mise en oralité de l’écriture mêlé aux influences du postmodernisme littéraire.

Marqué à la fois par « la conscience de l’acte d’écrire et le désir de conter »[1], Henri Lopes voudrait, à l’instar du griot ou du conteur, parler directement à son public, alors qu’il a choisi d’écrire. Doté d’une double culture, sa poétique narrative est à la croisée de l’oralité et de l’écriture : son énonciation est en situation transculturelle. Si la critique a souvent opposé écriture et oralité, pour lui, leur fusion et leur symbiose sont nécessaires à l’élaboration d’une esthétique narrative hybride. Dans une métamorphose tenant compte de l’oralité et de la modernité, il fait des clins d’œil au nouveau roman, dans un travail de « seconde main » et « un jeu de reprise et d’allusion littéraire » fait d’« agrammaticalités», de « prélèvement franc »[2]. Pluridimensionnel par sa culture, il prône une « culture métisse » et se reconnaît à son hybridisme littéraire.

De fait, Lopes s’abreuve aux sources de l’oralité pour y puiser le savoir-faire et l’esthétique millénaire des traditions littéraires africaines. Son écriture se veut le lieu de la revendication, de la manifestation et de la cristallisation des identités culturelles africaines. Aussi son roman devient-il l’une des plateformes de la revalorisation et de la sédimentation d’une esthétique fondée sur le savoir-faire des griots et des conteurs.

Ce sujet est essentiel et incontournable dans la mesure où il permet de rendre compte de l’évolution du roman africain sous la plume de cet écrivain dont la production s’étend des années 70 à nos jours. Notre corpus est constitué par l’ensemble de ses sept (7) romans que son sont :

1. La nouvelle romance, Yaoundé, Editions CLE, 1976, 187 p.

2. Sans tam-tam, Yaoundé, Editions CLE, 1977, 127 p.

3. Le Pleurer-Rire, Paris, Présence africaine, 1982, 315 p.

4. Le Chercheur d’Afriques, Paris, Seuil, 1990, 302 p.

5. Sur l’autre rive, Paris, Seuil, 1992, 236 pages.

6. Le Lys et le Flamboyant, Paris, Seuil, 1997, 431 p.

7. Dossier classé, Paris, Seuil, 2002, 252 p.

OBJECTIFS GENERAUX, METHODOLOGIE ET ARTICULATION

Notre but est de décrire les innovations langagières, stylistiques et formelles afin de réfléchir sur l’adaptation du roman aux cultures littéraires de l’Afrique, à une époque où elle est plus que jamais déterminée à confronter les questions de sa définition, de son identification, de son identité littéraire et de sa critique spécifique. Il s’agira de pénétrer l’univers complexe de la création romanesque, pour en extraire les éléments narrationnels, tout en montrant comment ceux-ci s’agencent pour donner un sens, une signification.

Il est question des manifestations de la narration, à travers les apports de l’oralité, du nouveau roman et les innovations propres à l’écrivain. À la croisée de l’oralité et de l’écriture, la narration lopésienne présente des stratégies originales dans la « mise en oralité »[3] du roman. Les transgressions et les ruptures opérées dans la manière classique de narrer le roman établissent une esthétique, celle de la subversion et d’une écriture métisse.

Cette problématique exige une méthodologie tridimensionnelle. La première approche est la critique textuelle ou structurale. La seconde méthode convoquée est la sociocritique, et ce, à cause de la forte infiltration de la littérature orale dans le roman. Enfin, en référence aux travaux de certains critiques africains et occidentaux, nous étayerons notre thèse en nous appuyant sur les méthodes d’analyse des textes oraux. Le recours à un hypotexte ou à une hypoculture africaine capable d’expliciter le fonctionnement ou la charge sémantique et culturelle de l’hypertexte qu’est notre corpus de base est alors nécessaire.

Notre démarche argumentative s’articule en trois axes. Elle établit d’abord le statut des instances narratrices du corpus. Ensuite, elle analyse le brouillage narratif et les interférences linguistiques, génériques et textuelles. Enfin, elle étudie la subversion du mode de narration par la mise en exergue de la montée des éléments théâtraux dans le mode narratif, sans omettre les entraves et les particularités de la focalisation. Globalement, cette articulation se présente ainsi :

PREMIERE PARTIE : STATUT DES INSTANCES NARRATRICES

CHAPITRE 1 : IDENTIFICATION DES INSTANCES NARRATRICES

CHAPITRE 2 : NARRATEUR LOPESIEN ET DYNAMIQUE DE LA PAROLE : VERS UNE POETIQUE DE LA NARRATION ORALE AFRICAINE ?

BILAN PARTIEL : VERS LA ‘’DEFICTIONNALISATION’’ DU NARRATEUR OU LA DENONCIATION DE LA FICTION ET DE LA REALITE

DEUXIEME PARTIE : BROUILLAGES ET INTERFERENCES

CHAPITRE 3 : INTERFÉRENCES LINGUISTIQUES ET CRÉATIVITÉ LANGAGIÈRE

CHAPITRE 4 : LES INTERFÉRENCES GÉNÉRIQUES ET TEXTUELLES

CHAPITRE 5 : BROUILLAGE NARRATIF ET INTERACTION

BILAN PARTIEL : UN HYBRIDISME OUTRANCIER

TROISIEME PARTIE : LA SUBVERSION DU MODE NARRATIF

CHAPITRE 6 : FOCALISATION ET LIBERTINAGE

CHAPITRE 7 : LE RECIT LOPESIEN, ROMAN OU THEATRE ?

BILAN PARTIEL : DRAMATISATION ET NARRATION : VERS UN ROMAN THEATRE ?

Au lieu d’un résumé classique, nous proposons quelques morceaux choisis des bilans partiels – résultas de chacune des parties – et de la conclusion générale qui, nous l’espérons, permettront une meilleure saisie des enjeux de cette thèse.

BILAN I : VERS LA ‘’DEFICTIONNALISATION’’ DU NARRATEUR OU LA DENONCIATION DE LA FICTION ET DE LA REALITE

Le statut des instances narratrices lopésiennes révèle deux faits majeurs. D’abord, la tentative d’africaniser le narrateur, puis son ancrage dans l’immédiateté de l’oralité. Ce projet d’africanisation aboutit à la naissance d’un nouveau type de narrateur dont les caractéristiques essentielles proviennent de la résurgence du conteur traditionnel dans le roman. Ce narrateur peut se reconnaître à trois éléments essentiels : l’éclatement ou la fragmentation de la voix narrative, le métadiscours et la communication triadique.

Les deux premiers éléments ne sont pas exclusifs de l’oralité. Ils se retrouvent tout aussi bien dans la littérature occidentale où ils peuvent être analysés sous le titre de dialogisme en référence aux travaux de Mikhaïl Bakhtine[4]. D’où l’ambiguïté et l’ambivalence de ce narrateur tirant son essence des sources de deux cultures littéraires différentes. En effet, si l’on considère que toute littérature est d’abord parole, la nostalgie de la parole justifie le fait de vouloir ‘’parler’’ plutôt qu’écrire, notamment au lecteur, chez des romanciers occidentaux tels que Diderot. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Flaubert expérimentait d’abord le rythme de ses phrases en les faisant hurler dans son « gueuloir » comme pour saisir leur authenticité et portée oratoires, avant édition. Toutefois, l’usage de la parole dans l’écriture littéraire africaine relève d’autres motivations. Ici, la parole est une composante de l’oralité comme institution sociale et culturelle, par opposition à l’écriture. Chacune renvoie à une vision du monde et induit une pratique particulière. Ainsi la circulation de la parole par trois pôles est un paradigme social, un savoir-être avant d’être écriture. De même, l’immédiateté de la narration et l’interpellation de l’interlocuteur participent de la socialisation et de la socialité du récit.

Subséquemment, ces trois critères, pris ensemble, sont typiques du conteur traditionnel africain qui est perçu comme le prototype du narrateur lopésien ayant ses prérogatives et caractéristiques. Il est le résultat de la phagocytose du narrateur occidental par le conteur africain, c’est-à-dire un narrateur rebelle refusant le traitement occidental classique qui lui est infligé. Il voudrait sortir du texte qu’il considère comme une prison, un espace trop restrictif de son champ d’action et de sa liberté. Révolutionnaire, il renforce l’impression d’un énoncé oral, touche du doigt le lecteur, l’interpelle et l’incite à une lecture active, à participer à la narration, à la construction de l’histoire. Il recrée et maintient le lecteur dans l’ambiance des veillées de contes.

A vrai dire, il se sent bafoué et à l’étroit sur un espace de papier, espace à deux dimensions. C’est un parjure, une humiliation que de lui demander d’y être cantonné, de s’y figer. Autrefois habitué à l’espace de clair de lune de la place du village, aujourd’hui il ne peut supporter l’espace carcéral du texte. Par des références permanentes à une énonciation orale, il viole les règles de cet espace trop contraignant et restrictif qui l’oblige à se renier. De fait, sa priorité n’est pas le récit, mais cet interlocuteur et collaborateur devenu, aujourd’hui, un lecteur inerte et silencieux. La déontologie de son art de conteur-acteur ne lui permettant pas d’être inactif et isolé, il voudrait ‘’re-vivre’’ et jouer son récit avec la complicité de son auditoire d’antan, devenu aujourd’hui narrataire, c’est-à-dire un récepteur ankylosé et oisif qu’il se propose de ressusciter. Il envisage un nouveau statut pour son lecteur narrataire qu’il taquine et incite à une participation plus dynamique et plus engagée à la narration.

Si l’espace de papier lui est imposé, il le transcende et le transforme en un lieu où se croisent et se mêlent le rire et la complicité du narrateur-auteur et du lecteur-auditeur, et où leur communion est un acquis, un préalable à la narration. Si, selon les théories occidentales, le narrateur « est un concept prisonnier de l’univers diégétique fictif dans le cas du récit écrit »[5], il n’en est pas ainsi de la narration des récits oraux qui exige une pleine relation de coprésence entre conteur et auditeur. De fait, Lopes se projette au cœur de la narration par son autoreprésentation, tandis que son narrateur pousse l’audace jusqu’à la contestation et à la dénonciation d’un auteur fictif qui a beaucoup de ressemblances avec l’auteur réel. Il dénonce ainsi la frontière entre la fiction et le réel, en produisant l’impression de s’adresser au lecteur par la mise en scène et l’autoreprésentation obsédante et outrancière d’une figure auctoriale en constante communion avec le lecteur.

Le narrateur lopésien refuse ainsi d’être totalement fictif, et voudrait ne pas seulement se sentir un ‘’être de papier ‘’ mais aussi un être vivant capable de mimique et doué de parole qui se mouvrait hors du texte. Il voudrait échanger avec son lecteur, et ne plus être un narrateur au sens classique, c’est-à-dire une ‘’voix de papier’’, mais aussi un conteur privilégiant la communion avec son auditoire. En effet, la multiplication des coïncidences invraisemblables « rend compte du pouvoir « auctorial », voire dictatorial, de l’écrivain en concluant par un deus ex machina qui lui fait rencontrer ses personnages de papier dans la conjointure du monde réel et du monde imaginaire. »[6] Car, à la lisière du réel et de la fiction, narrateur et auteur, dans une corrélation invraisemblable, se disputent la paternité du récit. L’acte narratif est tourné en dérision par la dénonciation du côté mensonger et fictif de la littérature.

Lopes récuse et dénonce la frontière qui incarcère les personnages dans la fiction, et auteur et lecteur dans le réel. Mais leur proximité, leur rencontre incessante brise la frontière qui les sépare et participe de la dénonciation :

« Et puis la frontière entre le réel et l’imagination, entre la vérité et l’erreur ou le mensonge, est si tenue qu’on le franchit sans s’en rendre compte » [7].

Pour lui, il faut rompre la barrière, ce carcan qui les cloisonne dans des concepts étanches. Il prône une littérature qui détruirait ce mur artificiel qui muselle la créativité :

« Le romancier pense n’avoir puisé que dans ses rêves, quand il réinvente la vie ou prophétise le réel. Dans mon cas c’est plus simple et moins ambitieux. J’ai dit la vérité… »[8].

Cette interpénétration sous-tend sa politique d’hybridation, puise sa vitalité aux sources de l’oralité où l’imaginaire épouse intimement le réel. Elle révoque l’imperméabilité de la réalité et de la fiction qui embrigade narrateur et auteur dans les carcans et les clichés occidentaux du cloisonnement de ces entités :

« Henri Lopes est, en effet, un auteur en quête d’identité, d’une écriture métisse qui s’exprime à travers une ambivalence jamais résolue entre l’imaginaire et la réalité, l’auteur et son contradicteur. »[9]

En effet, en oralité africaine, conteur et griot n’ont nul besoin de prêter leur voix à un quelconque narrateur fictif, et de séparer le réel de la fiction. Ils incarnent parfaitement leurs personnages et leurs espaces en les faisant revivre, aussi mythiques et légendaires soient-ils ; et ce, dans une narration où l’imaginaire épouse parfaitement le réel.

Pour Lopes, il est impératif de pénétrer et de s’imprégner de la fiction tout en demeurant dans le réel. D’où la nécessité de ‘’défictionnaliser’’ le récit, de briser l’opposition fiction/réalité, puis d’une approche endogène des textes africains, et particulièrement ceux de la deuxième génération qui puisent l’essentiel de leur inspiration dans la tradition de l’oralité africaine.

BILAN II : ANACHRONISMES ET HYBRIDISME OUTRANCIERS

L’apparente homogénéité narrative du premier roman de Lopes, laisse peu à peu place à des hybridismes et à des interactions qui n’ont d’égale que l’interpénétration des genres en oralité africaine et en littérature postmoderne. L’unicité genrologique et linguistique des premiers romans africains est battue en brèche, non seulement par le rappel et l’immixtion d’autres genres, mais aussi par la floraison des langues africaines dans des récits dont la principale langue véhiculaire était jusqu’alors le français. Loin de se limiter à cette pratique déroutante, Lopes y joint beaucoup d’autres aspects aussi originaux que novateurs qui aboutissent au métissage et à l’éclatement de la rhétorique.

Rappelons que « si le mélange des genres n’est pas inconnu en Occident, il n’atteint cependant pas les niveaux et la rigueur qui sont les siens en Afrique »[10]. Ainsi en est-il de Lopes qui va au-delà de la transgénérécité. De l’interaction générique et linguistique, de la mosaïque des procédés narratifs à la fragmentation diégétique et au brouillage narratif, il opte pour un éclectisme outrancier. Le métissage est son maître mot, sa motivation. Sa technique et son système narratif se fondent sur l’hybridation de tout matériau. Ainsi, Lopes loge en son roman la poésie, la chanson, la devinette, le proverbe, le mythe auxquels il joint une mosaïque de procédés journalistiques tels que l’article de journal, l’interview, la photo et les émissions radiophoniques.

En outre, la structure du roman lopésien est fragmentée et hachée au gré de la psychologie perturbée des personnages quêteurs. Elle est sanctionnée par de multiples formes d’anachronies provoquées par le morcellement et la déchronologie du récit doublé des analepses et des prolepses à foison et à confusion. En effet, le mouvement ondulatoire de la narration imprime au récit le rythme de la vie des personnages. Depuis le cœur de l’histoire, l’impulsion et le rythme de la diégèse sont restitués par la fragmentation textuelle et diégétique mimant le parcours psychique troublé des personnages.

De fait, Lopes emprunte résolument des procédés chers au Nouveau Roman (brouillages spatio-temporels, anachronismes, enchevêtrement des niveaux de langues…). Chez lui, le temps est un « détail chronologique » négligeable qui n’enlève rien au sens du récit. Désavoué et récusé, le temps est alors dénué de toute utilité. De même, l’espace est volontairement minimisé, réduit et troublé par un brouillage excessif. Dilué dans l’imaginaire et le temps, le traitement de l’espace brouille délibérément toute tentative de repérage. Finalement, l’espace, constamment contesté et récusé, et le temps, subjectivé et mythique, s’unissent dans un objectif de neutralité et de neutralisation mutuelle.

Alors que le récit est foncièrement mêlé par sa nature et sa structure, la langue d’écriture, outrancièrement mâtinée, s’affranchit de l’académisme des premiers romanciers. L’une des spécificités de Lopes est le travail sur la langue ; car « il ne s’agit pas seulement d’écrire en français mais d’inscrire dans les structures linguistiques du texte, sa propre identité linguistique »[11] par des interférences morphosyntaxiques et lexicales. En effet, « transportées d’une langue à une autre, greffées d’une manière discrète ou très violente, les structures lexicales ou sémantiques sont traitées comme des citations c'est-à-dire stylisées et étudiées de manière poétique. »[12]

Pour Lopes, l’essentiel n’est pas de raconter l’Afrique, mais de la peindre de l’intérieur avec ses propres mots. Aussi n’hésite-t-il pas à emprunter à sa langue des mots, des expressions et des tournures. Sa langue, comme il le dit lui-même, est un français mâtiné de bantou. Pour lui, « aucun Congolais […] n’est totalement pur et le monde n’est peuplé que de métis. […] Toute civilisation […] est née d’un métissage oublié, toute race est une variété de métissage qui s’ignore. »[13] Il participe ainsi à la prise de conscience des Africains en tant que « peuples riches d’un héritage susceptible de fertiliser le patrimoine de l’humanité. »[14]

Cette renaissance part d’un idéal de création d’une nouvelle société harmonieuse prenant conscience de son hybridité, de son interaction et de sa symbiose à travers un examen autocritique de la littérature où les écrivains rêvent « d’écrire un roman où se joindraient les richesses de l’oralité et les exigences de l’écriture »[15]. Dès lors, le personnage-écrivain penseur et refondateur fait son apparition chez Lopes où le dépassement caractéristique des conventions produit la transformation des genres. Son roman aura alors une portée psychosociale à vertu thérapeutique pouvant rompre les cloisons culturelles et « libérer les silences emprisonnés »[16].

BILAN IIII : DRAMATISATION ET NARRATION : VERS UN ROMAN THEATRE ?

Après s’être essayé à la focalisation zéro dont les exigences et les atouts répondaient peu à sa vision d’un narrateur engagé et subjectif, Lopes adopte résolument la narration à focalisation interne qui gouverne la quasi-totalité de ses récits : de ses sept romans analysés, six sont en focalisation interne contre un seul en focalisation zéro.

Malgré ses restrictions, la focalisation interne a ses avantages. Elle donne plus de crédit au récit, car l’on se trouve lié à la vision et à la destinée du narrateur avec qui l’on découvre l’univers romanesque. La narration gagne en vraisemblance et en dynamisme : le narrateur donne son récit comme un témoignage. Mais cette vision qui paraît plus réaliste, bien que subjectif, est limitée à celle des personnages focaux, et ne permet au narrateur de livrer que les informations de source sûre, tout en renforçant le caractère vraisemblable et testimonial du récit. En effet, la focalisation interne répond surtout à la volonté d’engager le narrateur comme un témoin de première main, mais aussi de multiplier et de diversifier les points de vue. Le narrateur lopésien devient alors le support essentiel et fondamental de toute focalisation.

Mais l’observation stricte d’un canon unique est quasi impossible. En effet, il existe des entraves qui vont de la rétention au surplus d’informations et à la subjectivité du récit à la troisième personne. Ce qui révèle la difficulté d’adaptation d’un modèle de focalisation au type de narrateur de Lopes qui est une synthèse du narrateur occidental et du conteur traditionnel africain. Exerçant une prééminence et une autorité sans précédent sur le récit, il lui est difficile de se soumettre aux exigences d’une perspective homogène. Pour lui, seule la finalité justifie les moyens. Il impose donc son point de vue qu’il peut biaiser selon les tournures de la trame et ses ambitions propres.

Récit subjectif mais vraisemblable par son caractère testimonial, le roman lopésien se laisse aussi appréhender comme un théâtre. De fait, la focalisation interne oblige le narrateur à privilégier les scènes romanesques ponctuées de dialogues et de monologues. La technique aboutit à une dramatisation du récit. Les dialogues, les monologues et les monologues intérieurs apparaissent telles des répliques entrecoupées de passages narratifs aux allures de didascalies.

Dans ce cas, la narration n’est pas seulement le fait d’un conteur, mais la parole est laissée aux personnages : « Le langage est ici progrès de la conscience en compréhension de l’environnement »[17]. Il ne s’agit donc pas d’une simple prise de parole, mais d’une véritable assomption de la narration en une énonciation plurielle. Ce qui permet d’analyser en profondeur les incidences soit de la quête identitaire, soit des indépendances sur les consciences, afin de solliciter une réaction du lecteur. Ces nombreuses « innovations esthétiques concourent à adapter le récit à ce projet romanesque »[18]. De la surenchère de la forme aux écarts qui vont jusqu’au rejet du genre, le roman apparaît, par endroits, comme du théâtre.

Dès lors, la dramatisation est aussi renforcée par la profusion des scènes romanesques faites de descriptions détaillées et de portraits originalement suggestifs. Des portraits singulièrement évocateurs et inspirés de divers procédés, non typiquement littéraire, fécondent et émaillent les descriptions lopésiennes. Propice à l’imagination et à la visualisation des événements et des personnages, ces scènes romanesques activent la projection mentale.

Pour Alexandra Nora Kazi-Tani, le texte se donnant comme un « procès ouvrant à des lectures plurielles », il est question d’une esthétique dite du « fragmentaire » ou de la « dislocation » qui se construit dans une violence et un choc des différents genres, des discours oraux et écrits. Ainsi, le théâtre influence les structures profondes du roman, car « l’homme dialogal, le narrateur est aussi un homme de théâtre » mettant en scène les gestes qui accompagnent la voix comme « une écriture du corps »[19] dont le caractère kinésique participe de la visualisation et de la dramatisation.

En somme, il y a une parfaite alternance entre, d’une part, les éléments empruntés au théâtre (scènes, dialogues, monologues, monologues intérieurs), et d’autre part, la narration proprement dite. Le récit lopésien se donne autant à lire comme un récit de parole qu’un récit d’événements et se situe à mi-chemin entre le romanesque et le théâtral. La technique de métissage du roman est guidée par le désir de l’auteur de rallier différentes techniques et modes à la fois narratifs et théâtraux. Cette approche peut s’interpréter comme une tentative de se rapprocher des romanciers postmodernes, mais aussi comme le rapatriement des techniques du conteur traditionnel africain dont l’art consiste à mimer le récit, à le rendre vivant par une théâtralisation.

La prédominance des éléments mimétiques peut autant tenir du roman moderne que de l’oralité africaine. Il pourrait s’agir des principes théâtraux qui caractérisent l’oralité, et qui exigent que le narrateur mime autant que possible l’histoire contée. Cette dramatisation passe par une description très poussée des événements ainsi que par l’utilisation des dialogues et des monologues intérieurs qui sont à la fois des traits distinctifs de la littérature orale africaine et du théâtre et à un degré moindre du roman moderne.

Au total, Lopes est constant dans sa volonté de mixage, de métissage de ses techniques et de ses fondements narratifs en vue d’une hybridation tous azimuts. Il est donc clair que le type de traitement choisi n’est pas fortuit, mais est fonction de l’idéologie de l’auteur. Cette hybridité qui transparaît à tous les niveaux est aussi ressentie dans la deuxième partie consacrée aux interférences textuelles et linguistiques ainsi qu’aux brouillages narratifs et aux interactions. Là encore, la transgénérécité ou le mélange des genres, les interférences linguistiques et la confusion spatio-temporelle sont une percutante illustration de la volonté évidente du métissage prôné par Lopes. Pour lui, la culture de l’universel passe par la mixtion symphonique, la cohabitation pacifique et tolérée de toutes les civilisations.

CONCLUSION GENERALE

Hybride d’un double champ culturel, le roman lopésien est le fruit d’un accouplement de type nouveau où l’oral et l’écrit s’enrichissent mutuellement. Principalement élaboré sur le modèle du récit oral, les mutations sont dues à la représentation du conteur traditionnel comme foyer de narration, mais aussi à l’influence du Nouveau Roman.

De fait, la novation est le fait de l’accouplement de la tradition orale et de la modernité, puis de la parturition du français et des particularités linguistiques africaines. La narration tire ses origines et fondement aux sources de l’oralité, mais sa métamorphose tient compte du Nouveau Roman auquel elle emprunte beaucoup de techniques. Pour Lopes, il faut s’enraciner dans sa culture tout en restant ouvert aux autres, afin de trouver une réponse aux défis nouveaux de l’universalité. Il invite alors à un dépassement de la narration ordinaire par la quête d’une esthétique littéraire hybride, afin de « trouver des formes nouvelles qui ne soient ni répétition béate et anachronique des formes du passé dépassé, ni mimétisme servile et inadapté de l’Occident. »[20]

Lopes convie à une renaissance formelle, générique, linguistique et culturelle fondée sur le métissage. Ainsi, plusieurs voix s’alternent, s’amalgament, s’interrogent et se répondent sur l’identité humaine, en un jeu qui n’adopte ni l’expression romanesque, mythique ou du conte, ni la formule dramatique, proverbiale ou poétique. Finalement le récit qui se conçoit comme un discours original, c'est-à-dire une communication particulière cultivant les caractères de l’oralité fécondés à toutes sortes de genres, de rhétoriques et de styles.

Le roman apparaît aussi comme un espace de rencontre avec le public où s’impriment les traces du corps ou le mimétisme comportemental de l’oralité feinte, c'est-à-dire la chaleur de la voix et les gestes qui accompagnent la communication. En effet, le roman lopésien met à profit toutes les ressources de la voix (timbre, intonation, rythme, mimique, chanson) et de l’écrit (procédés de visualisation, italique, typographie, soulignement, disposition sur la page etc.) afin que, par un va et vient entre le verbal et le non verbal, s’estompent la différence et le conflit entre l’oral et l’écrit. Pour Kazi-Tani, « le narrateur projette en premier plan l’axe de l’énonciation : il mime la simultanéité des perceptions qui caractérise la communication orale »[21].

Engagé et engageant, la glose est aussi une des originalités fondamentales et caractéristiques du narrateur lopésien qui transgresse la frontière entre l’oral et l’écrit, entre la fiction et le réel. Il s’y réalise une double performance donnant l’illusion de la chaleur de la voix et implantant le lecteur dans l’ici et le maintenant des communications directes. Ce qui crée une rhétorique de l’implication du destinataire dans le récit, et abolit l’espace-temps pour faire place à l’immédiateté de l’oralité. Il y a donc l’établissement d’un contact direct et privilégié qui renvoie à un ethno-texte, c'est-à-dire un « espace où on peut lire l’identité de l’auteur et de son ‘’auditoire implicite’’ »[22].

De même, l’insertion du théâtre, du conte, du mythe, de la devinette, de la poésie, du proverbe et de la chanson produit la chaleur des récits oraux du terroir africain. La narration, faite de surenchères, navigue aussi de l’article aux coupures de journaux, de l’interview aux émissions radiophoniques, de la lettre à la photographie, et ce, dans un temps subjectif. La modernité du roman africain se fonde alors sur le dialogisme, le carnavalesque ou la dérision, l’intertextualité, la polysémie, la remise en question des héritages et le besoin d’ouverture et d’échanges culturels aboutissant à « la création de formes esthétiques nouvelles qui induisent à un nouveau mode de lecture »[23]. Le roman lopésien se retrouve aussi bien dans le prisme du postmodernisme que de l’oralité qui est transformée dans ses principes par la surenchère et la majoration de la structure de la narration.

Ainsi, la définition et la réception du roman africain puisent leur renouveau à trois sources : l’ancrage au continent noir, l’enracinement dans la culture du groupe ethnique et les influences occidentales. Le public postulé est en définitive toute personne appartenant à l’aire culturelle de la francophonie, et pour qui la littérature doit être un espace perpétuel d’ouverture et de quête.

L’auteur consacre ainsi une œuvre littéraire à la croisée des genres. Il se libère des contraintes conventionnelles et laisse libre cours à sa créativité. La rénovation esthétique s’opère par l’amendement de la tradition romanesque, car le récit linéaire à intrigue réduite et à la voix unique est remis en cause à travers la pratique de la polyphonie, du métadiscours, de la déchronologie, de l’intertextualité ou du mélange des genres et du brouillage spatiotemporel.

Loin de se limiter à une imitation servile de l’oralité, Henri Lopes est guidé par un souci d’originalité et surtout de métissage. Il innove en brisant la linéarité prônée dans les récits oraux, en perturbant la progression régulière de l’action par la fragmentation et la déchronologie de la diégèse. Très déterminants dans l’esthétique de Lopes, les brouillages spatio-temporels et les anachronies narratives sont des apports et une influence du Nouveau Roman ou du roman postmoderne qui fermentent sa créativité. Pour lui, « la création artistique échappe à son auteur, à la société dans laquelle elle a germé, se propulse au-delà des frontières et des langues »[24].

Au total, la narration renferme les éléments dont l’écrivain ne saurait se départir dans le cadre d’une création romanesque novatrice et originale. Si l’encodage littéraire prend sa source dans la culture de l’auteur, il ne s’y limite pas. Car la narration « n’est donc pas une simple relation d’événement, mais un travail où l’imagination est partie prenante dans la recherche d’une écriture originale »[25] et hybride tendant à l’universalité.

MOTS CLÉS : conteur – création littéraire – métadiscours – métissage – oralité – polyphonie – production littéraire – théâtralisation – transculturalité.



[1] - Sewanou Dabla, Nouvelles écritures africaines, Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P. 147

[2] - Sewanou Dabla, Nouvelles écritures africaines, Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P.224-225

[3] - Jean Derive, ‘’Mise en littérature de l’oralité, mise en oralité de la littérature dans les cultures africaines’’ in Sprachen und Sprachzehngrisse in Afrika, Rußiger Köpe Verlag, Köln, 1994.

[4] - Bakhtine, Mikhaïl (1895-1975), critique littéraire russe, dont les travaux novateurs sur les œuvres de Dostoïevski et de Rabelais, développant les notions fondamentales de dialogisme et de carnavalesque, ont profondément influencé la critique et la recherche sémiotique contemporaine. En 1927, Bakhtine fit paraître l’une de ses œuvres majeures, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, où il mettait en lumière l’aspect dialogique (polyphonique) des romans dostoïevskiens.

[5] - Gabrielle Gourdeau, Analyse du discours narratif, Québec, Gaëtan Morin Editeur, 1983, P. 35

[6] "Des bleus à l'âme (Françoise Sagan)." Microsoft® Encarta® 2006 [CD]. Microsoft Corporation, 2005.

[7] - Henri Lopes, Le Lys et le flamboyant, Paris, Seuil, 1997, p. 429

[8] - Henri Lopes, Le Lys et le flamboyant, Paris, Seuil, 1997, P.429

[9] - "Lopes, Henri." Microsoft® Encarta® 2006 [CD]. Microsoft Corporation, 2005.

[10] - Philomène Apo Séka, L’appareil évaluatif dans le discours énonciatif de Boubacar Boris Diop. L’exemple de : Les tambours de la mémoire, Les traces de la meute, Le cavalier et son ombre, Murambi, Thèse de doctorat, Abidjan, Université de Cocody, 2006, p. 71.

[11] - Alexandra Nora Kazi-Tani Roman africain de langue Française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’harmattan, 1995, P.236

[12] - Alexandra Nora Kazi-Tani, Roman africain de langue Française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’harmattan, 1995, P.236

[13] - Henri Lopes, Le Lys et le flamboyant, Paris, Seuil, 1997, P.135

[14] - Henri Lopes, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Paris, Gallimard, 2003, P.40

[15] - Dabla Sewanou, Nouvelles écritures africaines : Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P. 103

[16] - Dabla Sewanou, Nouvelles écritures africaines : Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P. 109

[17] - Dabla Sewanou, Nouvelles écritures africaines : Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P.161

[18] - Dabla Sewanou, Nouvelles écritures africaines : Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P.162

[19] - Alexandra Nora Kazi-Tani, Roman africain de langue Française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’harmattan, 1995, P.89

[20] - Jean-Marie Adiaffi cité par Dabla Sewanou in Nouvelles écritures africaines : Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, P.186

[21] - Alexandra Nora Kazi-Tani, Roman africain de langue Française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’Harmattan, 1995, p.62-63.

[22] - Alexandra Nora Kazi-Tani, Roman africain de langue Française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’harmattan, 1995, p.65

[23] - Alexandra Nora Kazi-Tani, Roman africain de langue Française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’harmattan, 1995, p.262

[24] - Henri Lopes, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Paris, Gallimard, 2003, p.17

[25] - Locha Mateso, La littérature africaine et sa critique, Paris, ACCT-Karthala, 1986, p.350.